Quoi de neuf sous le ciel des apprentissages mathématiques à l’école primaire ?
Conférence de consensus des 12 et 13 novembre 2015, à Paris, Lycée Buffon.
Déjà, une bonne nouvelle : chercheurs et didacticiens sont de plus en plus à l’écoute de ce que peuvent suggérer les enseignants et on peut espérer à court terme une collaboration renforcée et pour cause, les chiffres ne sont pas bons… les mathématiques continuent d’être anxiogènes pour les élèves, et leurs parents, mais aussi pour certains enseignants du 1er degré. Décimaux et fractions restent des concepts flous tard dans la scolarité des élèves, et le restent parfois très longtemps.
L’ensemble des interventions de la conférence sera très bientôt disponible sur le site du CNESCO, je vous en informerai bien sûr. Les recommandations qui sont en cours de rédaction seront communiquées en conférence de presse très prochainement. Cela devait se faire dès jeudi prochain… Les consignes de sécurité et l’état d’urgence décalent, bien sûr cette conférence.
En attendant, je vous propose de vous livrer, au fil des jours qui passent, les observations, théories, remarques, constats et pistes que nous ont exposés les chercheurs, didacticiens, professeurs émérites, psychologues, neuropsyschologues, et orthophonistes (logopèdes, pour la Belgique, Québec, la Suisse) lors de ces deux jours passionnants. Nous ne nous doutions pas qu’ils seraient à jamais gravés dans notre mémoire …et reliés à de si fortes émotions.
Episode 1, jeudi 12 novembre après-midi: Nous avions déjà derrière nous 4 conférences… et ça n’était pas fini (Programme de la conférence) ! Penchons-nous sur la question 2 posée aux experts et à laquelle a répondu (entre autre) Marie-Pascale Noël (ici, La dyscalculie développementale) lors d’une conférence donnée au Collège de France, sous la direction de Stanislas Dehane
(clic sur les images pour les avoir en grande taille)
Quelles difficultés, donc, dans l’écriture des nombres ?
A partir d’une trentaine de primitives lexicales combinées entre elles, on va former une multitude de nombres. La longueur du mot-nombre à prononcer n’est évidemment pas en lien avec ce qu’il représente comme quantité !
Ainsi, cent (100) est bien plus court à dire que quatre-vint-dix-huit et pourtant, il est inférieur ! L’écriture des mots-nombres n’a donc aucun rapport avec une histoire de quantité.
L’ordre des mots va changer le sens des mots-nombres, vingt-trois/trente-deux (23/32), on le voit, la représentation en base 10 est peu transparente ! que vaut ce 1 dans 10 ? Et oui, la valeur du chiffre dépend de sa position, calculée à partir de la droite dans le nombre. Or, le petit CP apprend depuis un moment déjà que pour lire, il faut commencer à gauche… Nous connaissons ces obstacles, bien sûr, mais Marie-Pascale Noël souligne que nous les avons tellement intégrés qu’il nous est parfois difficile de les prendre en compte et de les faire verbaliser. Pour comprendre les nombres arabes, ou pour passer du code arabe au code verbal et inversement, je dois comprendre la construction en base 10 et le système positionnel.
Pour tous nos élèves, et surtout pour les élèves à BEP :
Avant d’entamer l’écriture des nombres arabes, il convient
– de travailler à l’oralisation des nombres.
– d’utiliser l’abaque pour la numération de position.
– d’utiliser un code couleur pour tous les élèves que cela aide (garder le même code tout au long du primaire permettra à l’élève en difficulté visuo-spatiale (dyslexie ou dyspraxie) d’installer des stratégies d’identification et de mémorisation.
Et comme le dit si bien Marie-Pascale Noël, les aides sont nécessaires si elles permettent de comprendre les choses.
En effet, la compréhension de la base 10, de la différence entre chiffre et nombre a un impact très fort sur le calcul (mental, en ligne, posé).
N’hésitons pas à prendre du temps, et notamment dès la grande section (pour l’oralisation des mots-nombres notamment). C’est aussi la base pour entrer dans la compréhension des nombres décimaux : Pour les nombres naturels, le rang positionnel se calcule à partir de la droite du nombre en allant vers la gauche ; pour les nombres décimaux, le rang positionnel se calcule quasiment à l’inverse.
Je reviendrai d’ailleurs plus longuement sur la difficulté des nombres décimaux dans un prochain article…
Ce qui peut nous guider dans la mise en place d’une aide adaptée, d’un étayage, c’est bien sûr l’observation de la façon dont les élèves construisent peu à peu les habiletés et les stratégies de calcul : objets, doigts, verbal et mental. Les enfants en difficulté auront plus longtemps besoin des supports concrets (leurs doigts, par exemple).
Il s’agira, avant chaque nouvel apprentissage, de faire émerger les conceptions installées afin de repérer celles qui sont erronées et qui risquent fort de subsister si on ne les “décolle” pas.
– L’acquisition des mots nombres est bien plus lente à se mettre en place chez des enfants avec faible mémoire à court terme ou chez des enfants présentant un retard de langage ou une dysphasie. Le comptage est plus lent de 1 en 1, mais aussi en pas de deux, ou à rebours, l’accession au cardinal est plus lente à se mettre en place (enfants dyslexiques, dysphasiques).
– La mémorisation des mots-nombres (11, 12, 13, 14, 15, 16 ne disent pas la vérité, 17 (dix-sept, dix-huit, eux la disent, et que penser de soixante-dix ? 6010 ?) est plus fastidieuse pour ces mêmes enfants dys.
– Lors des opérations de comptage, surtout si ce sont de grandes collection et si la disposition est aléatoire, les enfants dyslexiques visuo-spatial ou dyspraxiques montreront une vraie difficulté de coordination “énoncé-pointage”. Ils comptent et recomptent, ne retrouvent jamais le même nombre… et ne peuvent pas accéder à la permanence du nombre, puisque ça change tout le temps !
Pour continuer à creuser, avant l’épisode 2 et les vidéos de la conférence…
c’est ici, avec Stella Baruk et ici, avec Françoise Duquesne.
et de Marie-Pascale Noël, La dyscalculie : Trouble du développement numérique de l’enfant, chez Solal
Episode 2, Jeudi 12 novembre fin d’après-midi : C’est la dernière conférence de la journée, et pas des moindres. Patrick Lemaire saura nous captiver en approfondissant le lien entre fonctions exécutives et mathématiques. En étant plus au clair sur ces fonctions exécutives (dont nous parlera aussi le Docteur Mazeau, ici, en conférence au Collège de France), nous pouvons tout à fait comprendre l’impact de leur altération sur les mathématiques (notamment, bien sûr)
Une première étape, être au clair avec les ressources cognitives, ici
Quelques apports de Patrick Lemaire me paraissent fondamentaux à connaitre et comprendre pour interroger nos pratiques pédagogiques dans notre enseignement des mathématiques.
Que nous dit-il ?
Il existe des contraintes cognitives générales liées au calcul mental et en particulier :
– La vitesse de traitement de l’information (entre 4 et 11 ans, on la multiplie par 5 ! en dehors de tout trouble, bien sûr)
– L’attention et les ressources attentionnelles : l’attention soutenue (concentration), l’attention sélective (on inhibe les activités non pertinentes à l’activité cible), la flexibilité attentionnelle, l’attention partagée, l’attention préparatoire (entre 4 ans et 20 ans on multiplie par 8 l’attention sélective.)
– La mémoire à long terme : Elle “contient” des connaissances déclaratives, et des connaissances procédurales.
L’arithmétique repose aussi sur des contraintes spécifiques. En effet, en arithmétique, on met en oeuvre des connaissances procédurales et déclaratives séparément ou conjointement.
Les connaissances déclaratives constituent le savoir théorique : les faits, les règles, les lois, les principes. Elles sont constituées de concepts liés entre eux pour former des propositions. Celles-ci, cependant, ne permettent pas d’agir à elles seules sur le réel. Plutôt statiques, elles devront être traduites en dispositions et procédures pour permettre une action. En mathématiques, par exemple, on y trouvera des concepts tels que les nombres, la notation positionnée, l’organisation des nombre en base 10, les principes de cardinalité, de commutativité, d’inversion…
Les connaissances procédurales (savoir-faire) constituent la seconde catégorie de connaissances. Ce sont les procédures, la connaissance du “comment de l’action”. Les connaissances procédurales font intervenir une vitesse d’exécution dans une suite d’actions. Elles exigent de la pratique, de la répétition, pour arriver à les maîtriser. Ce sera, par exemple, la mise en oeuvre de stratégies de calcul mental simple, la manipulation d’objets, le comptage sur les doigts, le comptage mental, les stratégies de résolution de situations complexes. Lors de la résolution d’une situation, les deux types de connaissances interagissent. S’y rajoutent les connaissances conditionnelles (c’est le “quand et le pourquoi” de l’action : la capacité pour l’élève d’identifier les moments où il est pertinent d’utiliser les connaissances apprises, et les mettre en oeuvre.)
Comment se développent les connaissances procédurales ? Elles s’appuient bien sûr sur les connaissances déclaratives et s’organisent en répertoire de stratégies.
Les élèves doivent pouvoir les énoncer, les sélectionner, les distribuer à bon escient, les mettre en oeuvre. Patrick Lemaire affirme à notre assemblée que le nombre de stratégies utilisées est un excellent prédicteur des compétences mathématiques d’un élève. Ainsi l’enseignant veillera à ce que ces stratégies soient verbalisées, confrontées à d’autres stratégies, modifiées si elles ne s’avèrent pas pertinentes, coûteuses en énergie et en temps… Deux approches opposées, celle du “laissez-faire” : chacun fait ce qu’il veut, explore comme il le souhaite et propose toutes les stratégies sans qu’il y ait retour ; et celle “rigide et autoritaire” qui impose un seul et unique chemin pour parvenir à la solution sont toutes deux, je cite, “des catastrophes didactiques” .
Un propos fort apprécié par la salle et chaudement applaudi. Patrick Lemaire montre ainsi combien est importante la prise en compte des cheminements des élèves pour la construction des habiletés, des compétences en situation (connaissances procédurales) et leur généralisation (connaissances déclaratives) pour une meilleure appropriation des concepts mathématiques au service des savoir-faire.
ici, un exemple de connaissances procédurales, “traduites” en stratégies de calcul mental complexe
Episode 3, vendredi 13 novembre, fin de matinée : nous avons à notre actif, plus d’une dizaine d’interventions, la fatigue se fait sentir, mais les orateurs sont de qualité ! Arnaud Roy, Maître de conférence en neuropsychologie à l’Université d’Angers nous captivera sur son exposé. Il reprendra le concept des fonctions exécutives développées par Patrick Lemaire et le Docteur Mazeau et le “regardera” à la lumière d’une question qui nous préoccupe, particulièrement sur ce blog : ” Quelle prise en compte des différences entre élèves en mathématiques ?”
Les fonctions exécutives sont le chef d’orchestre du cerveau, elles jouent un rôle central pour la régulation du comportement, l’intégration des connaissances sociales. Ce sont aussi des processus de contrôle de haut niveau qui permettent l’adaptation à l’environnement, et jouent un rôle important pour les apprentissages scolaires :
– la planification, c’est la capacité à mettre en oeuvre des stratégies pour organiser l’activité, anticiper, structurer, organiser, ranger ;
– l’inhibition, elle permet de contrôler l’orientation de l’attention, de résister aux interférences (internes et externes) et rend possible la focalisation sur le travail et la gestion des impulsions ;
– la flexibilité, c’est la possibilité de changer de perspective, de modifier un schéma de pensée ou un mode de réponse. Elle permet d’ajuster son comportement et de changer de stratégies.
– la mémoire de travail, c’est le maintien temporaire des informations pendant la réalisation d’une activité cognitive complexe.
Les fonctions exécutives sont corrélées au développement du cerveau, elles se développent tôt, vers 6 mois, mais sont matures beaucoup plus tardivement ; elles en sont d’autant plus “fragiles”. Différents facteurs vont contribuer à leur développement harmonieux, dont l’environnement familial, la gestion du stress, l’environnement culturel…
Dans les troubles des apprentissages (TA), il y a toujours un dysfonctionnement des fonctions exécutives. Le lien étroit entre l’émergence des habiletés logico-mathématiques et les fonctions exécutives doit nous rendre vigilants à les identifier lors des tâches mathématiques que nous proposons et ainsi, les renforcer, les “entraîner”, les rendre conscientes à l’enfant.
Stratégies et interventions pour soutenir le développement des fonctions exécutives from LDAO on Vimeo.